Sr. Anne Lécu: " Une page parfumée "

on 07 Jui, 2023
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Barcelone (Espagne) - Tours (France), 07/06/2023, Brèves de France et Srs. Conchi García et Gemma Morató.- Lors de la rencontre des sœurs d'Espagne et de France à Tours les 27 et 28 mai, Sœur Anne Lécu nous a proposé une très forte et belle médiation sur les « parfums dans la Bible », nous donnant à penser que notre union pouvait s’en inspirer, puisque le parfum ne trouve son sens qu’à se donner. Nous vous proposons la vidéo de la conférence et le texte originel. Nous reviendrons bientôt longuement sur la rencontre fraternelle que nous avons vécue.

Il y a fort longtemps, je n’étais pas encore rentrée dans la Congrégation, ce devait donc être en juillet 1993, je terminais mes études de médecine dans un service de maladie infectieuse, ici, à Tours, et je faisais ma thèse sur la prévention du sida. Or, j’avais fait la connaissance de l’Association Chrétiens et Sida, fondée par un frère dominicain (Antoine Lion), et je m’étais inscrite à une semaine qu’ils organisaient au couvent de la Tourette, magnifique semaine intitulée « Paroles libres autour du Sida ». Il y avait parmi les participants des hommes en deuil de leur compagnon, des mères de familles en deuil de leur fils, des amis de personnes malades, des personnes malades. C’était au tout début de l’épidémie. Et il y avait Maria Aguadé.

Un matin, nous avions un temps libre pour réfléchir à la spiritualité, et nous devions revenir présenter au groupe ou bien une photo, peut-être un poème ou un objet pour signifier « la spiritualité ». Maria est venue, droite et royale devant le groupe, elle a sorti un diffuseur de parfum, elle a fait pchitt, plusieurs fois, en direction de chacun de nous (ne devions être une quarantaine) et elle a simplement dit : « La spiritualité, c’est ça ».
 
Aussi, quand les sœurs du groupe Théodore m’ont proposé de parler devant vous cet après-midi (alors que nul n’est prophète en son pays, c’est bien connu), j’ai accepté en pensant à cette histoire. Et c’est de parfum dont je voudrais parler devant cette page nouvelle qui s’ouvre devant nous. Ce sera essentiellement une promenade biblique, parce que la Bible est un livre parfumé. Il y est question d’encens, d’huiles odorantes, d’aromates.
 

Introduction. Un parfum, c’est quoi ?

Les parfums sont associés, dans la Bible comme dans nos vies, à des visages. Joseph, vendu à des marchands d’aromates, Marie, celle de Béthanie qui oint Jésus à l’heure de sa passion, la reine de Saba et ses chameaux chargés d’aromates, Marie de Magdala, qui court au tombeau chargée de myrrhe, et la fiancée du Cantique parfumée d’un nard précieux. Tous ces visages, tous ces personnages, sont tournés vers celui qui au cœur de l’Écriture, pourrait bien être la source de tout parfum et de toute onction. Le Christ en effet, le Messie, est l’Oint par excellence. L’hébreu masah qui signifie « oindre » a donné le mot « Messie » et le grec qui le traduit en khriô donnera Christ !

Le Christ en effet a les caractéristiques d’un aromate. Il n’existe que de se perdre, il annonce une forme de victoire de ce qui est impérissable sur le périssable. Il se transmet à qui le touche. Le parfum dégage une forme de présence élargie qui persiste même lorsque la personne n’est plus présente physiquement. On ne peut mettre la main dessus. Le parfum annonce la présence de quelqu’un avant même qu’il soit là. Sa trace demeure alors même que la personne est partie. Le parfum assure une forme de présente liée au corps et différente du corps, une sorte de « corps élargi ». En ce sens, la tradition populaire a bien raison : l’être parfumé par excellence, c’est le Christ.
 

Le parfum d’un être est toujours unique, car ce que l’on sent c’est l’alliance entre une essence et une peau, alliance par nature singulière. Aussi le parfum est-il lié à la rencontre, et le mélange de deux essences peut dévoiler des fragrances insoupçonnées, quelque chose qui est plus que l’addition des deux parfums. Les parfumeurs de l’Antiquité mélangeaient des essences qui parfois même ne sentaient pas bon lorsqu’elles étaient seules et qui ensemble étaient exquises. Voilà l’horizon qui nous est offert.

Comme il se trouvait à Béthanie, chez Simon le lépreux, alors qu’il était à table, une femme vint, avec un flacon d’albâtre contenant un nard pur (pistikês : « fiable ») de grand prix. Brisant le flacon, elle le lui versa sur la tête. Or il y en eut qui s’indignèrent entre eux : « A quoi bon ce gaspillage de parfum ? Ce parfum pouvait être vendu plus de 300 deniers et donné aux pauvres. » Et ils la rudoyaient.

Mais Jésus dit: « Laissez-la ; pourquoi la tracassez-vous ? C’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie sur moi. Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous et, quand vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Elle a fait ce qui était en son pouvoir : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l’Évangile, au monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire. » Marc 14, 1-11
 

Cette essence très particulière – le nard – n’est mentionnée qu’au livre du Cantique des cantiques et dans les récits de l’onction à Béthanie, de Marc et Jean. C’est une huile essentielle au parfum très singulier. Les uns disent qu’elle est issue de valérianes qui se trouvent dans l’Himalaya, au Népal ou en Inde. D’autres pensent qu’il s’agit plutôt d’une graminée, ou encore d’une labiacée comme la Lavande. Son odeur très forte ferait penser à la putréfaction des feuilles de la forêt. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a toujours été considérée comme une plante exotique, archiprécieuse.

Il me semble que ce texte nous donne trois (ou quatre) indications sur ce que cela pourrait être qu’ouvrir une nouvelle page parfumée.

  • Le texte nous place immédiatement au cœur du problème : le parfum est là pour recouvrir l’odeur de la mort. Le nard était d’ailleurs spécialement prisé pour embaumer les cadavres. Ces pratiques d’embaumement disent combien l’homme pressent qu’il y a en lui plus que lui-même, et que la dégradation de la mort ne peut pas faire disparaître comme si de rien n’était, sa vie. Grâce à cette femme, d’une certaine manière, le corps de Jésus est par avance préservé de la dégradation de la mort. A minima, c’est une forme de proclamation de la résurrection de la chair, faite à son insu peut-être, par cette inconnue dont on ne sait rien.
 
  • Lorsque la femme verse un nard pur, fiable, sur la tête de Jésus, à Béthanie, les hommes présents évaluent ce parfum à 300 deniers (le denier est le salaire d’une journée). (Lorsque Jésus sera livré, on en tirera 30 pièces d’argent, soit le prix fixé par la loi pour la vie d’un esclave, équivalent de 120 deniers, cf. Exode 21,32). Le nard pur versé ici est effectivement hors de prix, hors de toute valeur, hors du champ de l’évaluation. Il nous indique que lorsque nous touchons aux graves questions de l’existence, la vie, la mort, l’amour, nous ne sommes plus dans le champ du quantifiable ou de l’évaluable, mais ailleurs.
 
  • En effet, ici, le flacon est brisé. Il me semble que cet indice est essentiel : la femme joue par avance la scène que l’on va découvrir dans la suite du chapitre 14. Le véritable flacon brisé, c’est le corps du Christ. Le véritable nard pur, l’unique nard fiable, c’est sa vie livrée, qui ne pourra embaumer qu’une fois « vidé de lui-même » (cf. Philippiens 2).
 
  • Jean, lui (dans le texte du chapitre 12, 1-7, l’onction par Marie à Béthanie), insiste sur l’odeur qui emplit la maison : le parfum, toujours lié à une rencontre, emplit et parfume bien au-delà de ce que l’on imaginait. Il faudrait ajouter que la seule fois où dans l’évangile de Jean, Jésus reçoit une onction, c’est de la part de cette femme, Marie. C’est d’une certaine manière elle qui le fait Christ.
 

I. Une offrande qui répond à une offrande

1. Une parole parfumée

Dans le second récit de la création, le premier parfum qu’Adam respire, c’est l’haleine de Dieu. Adam à ce moment, ce n’est ni l’homme, ni la femme, c’est le « terreux », l’être humain que nous sommes tous. « Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla (nâfah) dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant (nèfèsh) » (Genèse 2,7). Le psautier se ferme sur cette louange qui se fait l’écho de la vie reçue : « Que tout ce qui respire loue le Seigneur » (Ps 150,6).

Dans la transmission de ce souffle de vie, Dieu donne à la fois la parole à l’homme et aussi son parfum. En effet, le Talmud a aimé dire que « par chaque parole prononcée par le Saint béni soit-Il lors de la révélation, le monde entier se remplit de parfums1 ». Or, le texte biblique dit explicitement que la Sagesse divine, cette figure de la Parole qui sort de la bouche du Dieu pour donner vie au monde, est parfumée. Le livre de Ben Sirac est ébloui de l’extraordinaire beauté de cette parole. C’est une beauté olfactive. Elle se donne à découvrir à celui qui respire, puisqu’il nous a été donné que l’organe de notre corps qui est voué à l’odorat est en même temps celui qui nous fait respirer et vivre.
 

La Sabiduría Divina proclama su propia alabanza, en medio de su pueblo celebra su gloria. En la asamblea del Altísimo habla, ante el Dios fuerte se glorifica:

« Je suis sortie de la bouche du Très-Haut et, comme la brume, j’ai couvert la terre. J’ai dressé ma tente dans les hauteurs du ciel, et la colonne de nuée était mon trône. […] Je me suis enracinée dans un peuple glorieux, dans le domaine du Seigneur, dans son héritage : j’habite au milieu de l’assemblée des saints. […] Comme le cinnamome et l’acanthe aromatique j’ai donné mon parfum, comme une myrrhe précieuse j’ai exhalé mes senteurs, comme le galbanum, l’onyx et le storax, comme un nuage d’encens dans la tente de la Rencontre. Comme un térébinthe j’ai déployé mes rameaux, rameaux de grâce et de gloire. Comme une vigne, j’ai donné des sarments pleins de grâce et mes fleurs sont des fruits de gloire et de richesse. Je suis la mère du bel amour, de la crainte de Dieu et de la connaissance et aussi de la sainte espérance. J’ai reçu toute grâce pour montrer le chemin et la vérité. En moi est toute espérance de vie et de force. Venez à moi, vous qui me désirez, rassasiez-vous de mes fruits. » (Siracide 24, 1-4. 12. 15-19)

Le Siracide reprend délibérément les aromates qui seront présents dans l’arche de la rencontre en Exode 30, que ce soit sous la forme de l’huile d’onction, ou sous la forme de l’encens qui brûle sur l’autel des parfums. Cette parole parfumée fait de toute réalité sur laquelle elle est prononcée un temple, une arche de la rencontre.

La conversation de Dieu avec l’homme est la véritable arche de la rencontre, qui rend possible toute conversation entre les hommes, toute rencontre véritable. Heureuse lecture que celle qui nous fait rencontrer la Sagesse ainsi revêtue de parfum. Mais cela signifie aussi que la conversation entre nous construit cette « arche de la rencontre », qui est la maison de Dieu.
 

2. « Fais-moi un sanctuaire, que je puisse résider parmi eux » (Ex 25,8)

Allons maintenant au livre de l’Exode. Après la libération de l’esclavage d’Egypte, Moïse monte à la rencontre de Dieu sur la montagne, il s’entretient avec Lui et apprend de son Dieu comment construire la tente qui abritera les dix paroles : elle sera confectionnée à partir des offrandes du peuple.

« Dis aux Israélites de prélever pour moi une contribution. Vous prendrez la contribution de tous ceux que leur cœur incite.

Et voici la contribution que vous accepterez d’eux : de l’or, de l’argent et du bronze ; de la pourpre violette et écarlate, du cramoisi, du lin fin et du poil de chèvre ; des peaux de béliers teintes en rouge, du cuir fin et du bois d'acacia ; de l’huile pour le luminaire, des aromates pour l’huile d'onction et l’encens aromatique ; des pierres de cornaline et des pierres à enchâsser dans l’éphod et le pectoral.
Fais-moi un sanctuaire, que je puisse résider parmi eux ». (Exode 25, 1-8)
 

Ce sera une tente, une arche, un lieu pour rencontrer Quelqu’un, un sanctuaire. Un corps pour abriter une parole, le Décalogue. Car il se pourrait bien que la présence réelle de Dieu auprès de son peuple, sa résidence, advienne dans la rencontre. Dans toute rencontre. Un des éléments les plus important de cet épisode concerne la construction de la demeure, construite à partir des contributions des Israélites. Chacun donne ce qu’il peut. Vous prendrez la contribution de tous ceux que leur cœur incite. Ce sanctuaire n’est pas seulement fait de main d’homme mais il est tissé de la Sagesse même de Dieu ! Je pense que cela aussi peut être inspirant pour nous : chacune donne ce qu’elle peut.

Chacune vient telle qu’elle est. Nous savons bien nos peu de forces, et il ne nous est pas demandé de donner ce que nous n’avons pas.

3. L’offrande odorante des mages

Directement inspiré d’Isaïe et du premier livre des Rois, Matthieu rapporte la visite des mages venus d’Orient. Ils voient le petit enfant avec Marie, sa mère, ils tombent et se prosternent. Ils ouvrent leurs trésors et « lui offrent des présents : or (khruson), encens (libanon), et myrrhe (smurnan) » (Matthieu 2, 11). Les mages viennent voir l’enfant comme la reine de Saba était venue voir Salomon (1 Rois 10, 2-10). Comme elle, ils viennent faire une offrande d’aromates à un roi. Mais il y a ici plus que Salomon. Les encens qu’ils apportent ont quelque chose à voir avec les aromates déposés dans l’Arche d’alliance.

La tradition patristique la plus classique a vu dans les offrandes des mages la reconnaissance de la royauté du Christ (l’or), celle de sa divinité (l’encens), et celle de son humanité vouée à la souffrance et la mort (la myrrhe) : « La myrrhe signifiait que c’était lui qui, pour notre race humaine mortelle, mourrait et serait enseveli ; l’or, qu’il était le Roi dont le règne n’aurait pas de fin ; l’encens, enfin, qu’il était le Dieu qui venait de se faire connaître en Judée et de se manifester à ceux qui ne le cherchaient point ».

L’offrande peut qualifier celui qu’elle honore, comme un Dieu, un roi, un homme, mais aussi celui qui l’offre. Karl Rahner, en méditant le mystère de l’Épiphanie, voit dans l’or, l’encens et la myrrhe le don que nous lui faisons de nous-mêmes. Pour lui, l’or évoque notre amour, l’encens notre désir et la myrrhe nos souffrances :

« Allons mon cœur, ouvre-toi et mets-toi en route, car l’étoile a lui. Tu ne peux sans doute emporter beaucoup de bagages, et tu en perdras bien d’autres en chemin. N’importe, va de l’avant. L’or de l’amour, l’encens du désir, la myrrhe de la souffrance, tu possèdes déjà tout cela. Il acceptera tout cela. Et nous finirons par le trouver ».

La myrrhe et l’encens évoquent aussi les parfums apportés par les Hébreux pour construire l’Arche de la rencontre (Exode 30, 34). A ce sujet, certains spécialistes du texte biblique s’étonnent de ce que des marchands offrent de l’or. Pierre Faure précise que dans le texte grec dont nous disposons, l’or khrusos traduit l’hébreu zâhab et un araméen disparu, dahav qui ont souvent un usage allégorique. Ainsi, « l’autel d’or » est l’autel des parfums dont la valeur est d’or. L’auteur poursuit en se demandant si « l’or » de Matthieu 2,11 ne serait pas plutôt une métaphore pour évoquer « quelques grains de résine dorée », associés à de l’oliban blanc et de la myrrhe rousse, c’est-à-dire en réalité trois sortes d’encens précieux de différentes couleurs. De même que l’on parle « d’or noir » pour le pétrole, cet encens serait pour eux une forme d’or jaune. C’est une hypothèse très séduisante : si les mages offrent à Jésus du baume, de l’oliban et de la myrrhe, nous sommes avec eux devant l’enfant de Bethléem comme devant le Saint des saints, dans l’Arche de la rencontre, la crèche devient le temple et les mages par leur venue associent le monde entier à l’offrande qui célèbre la divine présence.

Jacques de Voragine, qui outre La Légende dorée, nous a laissé des « sermons dorés », y parle du Christ comme d’un être au souffle parfumé : « Son souffle était en effet très odoriférant, parce qu’il venait de sa poitrine qui était le réceptacle de toutes les grâces. Car il y eut dans le Christ de la myrrhe, c’est-à-dire une chair mortifiée ; il y eut de l'encens, c’est-à- dire une âme très dévote ; il y eut du baume, c’est-à-dire la précieuse nature divine ». Voragine reprend volontiers les offrandes des mages, l’encens, la myrrhe, et non pas l’or, mais un baume qui pourrait bien être du bdellium, ce baume jaune comme l’or que l’on retrouve dans le second récit de la création, au livre 2 de la Genèse.
 
Éblouissement : Dieu se fait l’un de nous. Tout petit, sans défense, le Fils de Dieu est déposé dans les mains des hommes. Il est l’offrande du Père à ceux qu’Il aime. Par sa naissance dans les maisons des hommes, il fait de toute vie, de toute rencontre et de toute maison un temple où brûlent des encens de joie. Tous n’ont pas le même chemin à faire pour rejoindre l’enfant. Les bergers, les plus pauvres sont sur place. Les mages, eux doivent emprunter un long chemin. Nous sommes tous et toutes à la fois bergers et mages. Il y a en nous de la disponibilité toute prête à accueillir la nouveauté et le changement et des résistances qui nous offrent la possibilité de parcourir un long chemin pour arriver jusqu’à l’enfant. Par quel chemin rejoindre celui qui toujours nous devance ? Qu’allons-nous offrir à l’offrande ? Comment nous rendre présents à la présence ? De quel encens sont remplis les coffrets que nous lui présentons ?

« Où je suis, Dieu est : c’est une pure vérité et elle est aussi véritablement vraie que Dieu est Dieu » prêchait Maître Eckhart. Voilà ce que les mages découvrent devant l’enfant qu’ils viennent visiter. Sa présence, en eux. Cela méritait bien un long voyage. Dieu offre aux bergers et aux petits de le découvrir là où ils sont, tandis que les sages et les savants doivent emprunter le long chemin de la dépossession pour découvrir que celui qu’ils cherchaient au dehors est en eux. Tous nous sommes bergers et mages. Voués à cette présence qui nous espère et nous attend.

II. Le parfum comme armure dans le combat contre ce qui tue (et ce qui pue)

La « bonne odeur » du Christ ne va pourtant pas de soi. Les évangiles de l’enfance nous rapportent qu’à sa naissance, sa mère l’emmaillote et le couche dans une « mangeoire » car il y avait trop de monde à Bethléem pour le recensement, et il n’y avait pas de place pour eux dans la salle (Luc 2,7). Jésus est né dans une arrière-cour de ferme, avec les odeurs de l’étable qui ne sont pas ce que l’on peut rêver de mieux comme fragrance. Jacques de Voragine rapporte les propos attribués à Saint Bernard : « Ils offrirent de l’or à la Vierge Marie pour soulager sa détresse, de l’encens pour chasser la puanteur de l’étable, de la myrrhe pour fortifier les membres de l’enfant et en expulser les hideux insectes. » Au terme de sa vie, c’est bien la décomposition de la mort, la putréfaction, que le Christ va affronter, et c’est pour lutter contre elle que les femmes préparent des aromates pour embaumer son corps. Thomas d’Aquin rappelle que le gibet où fut suspendu Jésus avait été « rendu fétide par les cadavres des suppliciés ». Entre la puanteur de l’étable et la fétidité de la croix, la « bonne odeur » du Christ ne va donc pas de soi. Elle naît justement là où menacent des odeurs qui font fuir. Dès la naissance de Jésus, elle annonce la victoire sur la mort. Et Jésus s’abaisse jusqu’à accepter que ce soit des hommes, ses frères venus de loin, qui lui fasse offrande de la bonne odeur qu’il est. Extrême dépouillement.

1. Les mauvaises odeurs bibliques

Je ne m’attarderai pas sur les mauvaises odeurs de la Bible. Néanmoins, elles existent, et souvent évoquent la mort, la maladie ou la faute. Non que la faute et la maladie soient liées, mais la mauvaise odeur de la maladie peut annoncer la mort prochaine, et par métaphore, on a associé à la mauvaise odeur le péché. Cette mauvaise odeur provoque la répulsion, là où la bonne odeur attire. Or, c’est cette condition là que le Christ choisit de partager et ce sont ces odeurs nauséabondes que les parfums viennent recouvrir. Il n’attend pas de nous que nous soyons parfaits pour nous présenter à lui. Il vient à nous, tels que nous sommes, il vient dans ce monde tel qu’il est. Car si la mauvaise odeur provoque la répulsion, lui qui est le parfum du monde, ne la craint pas.

2. Délivrance : la passion, dans un écrin d’aromates

La puanteur évoque les déchets, tout ce qui est mis au rebus. Or, c’est dans ce rebut que le Seigneur va chercher le pauvre, et c’est pourquoi la passion du Seigneur est elle aussi encadrée par des aromates.

Si les aromates encadrent la vie du Christ de sa naissance à sa résurrection, c’est encore plus vrai du mystère pascal qui est comme incrusté dans une atmosphère odorante chez Luc. Ce sont les aromates qui font le lien entre le vendredi saint et le matin de la résurrection. Le grand silence du samedi saint est comme un écrin qui porte ce parfum.

Cependant les femmes qui étaient venues avec lui de Galilée avaient suivi Joseph ; elles regardèrent le tombeau et comment son corps avait été mis. Puis elles s'en retournèrent et préparèrent aromates et parfums.

Et le sabbat, elles se tinrent en repos, selon le précepte.
Le premier jour de la semaine, à la pointe de l'aurore, elles allèrent à la tombe, portant les aromates qu'elles avaient préparés. (Luc 23,55-24,1)

Les femmes sont là, effondrées de chagrin, et leur maison embaume de ces parfums qu’elles ont préparés pour leur Seigneur. Elles ne savent pas encore que cette bonne odeur anticipe la résurrection de leur maître et sa victoire sur toute forme de mort et de putréfaction. Serti d’aromates, le sabbat exhale toutes les odeurs de la création, une sorte de repos parfumé, où les plus fatigués peuvent enfin fermer les yeux. Le sabbat, jour du repos de Dieu, est comme déposé sur un tapis de senteurs, au milieu des parfums des femmes, enserré entre la préparation des aromates, et leur dépôt au tombeau. Lors des matines du samedi saint, dans un office dédié à la mise au tombeau du Christ, l’office des myrrhophores, la liturgie byzantine qui a le nez fin embaume le tombeau du Christ à la suite des saintes femmes avec un parfum de rose qui se répand dans toute l’Église.

Dans l’évangile de Jean, c’est dès le vendredi que le corps de Jésus est lié de linges avec des aromates, par Joseph d’Arimathie et Nicodème (Jean 19,40). Mais il a déjà été oint de parfum par Marie, la sœur de Marthe, dans leur maison de Béthanie. Et Jésus avait fait remarquer à Judas que ce parfum de grand prix que Marie versait sur ses pieds avait été gardé par elle « pour le jour de son ensevelissement » (Jean 12,7). Comme si, sa vie durant, Jésus avait anticipé le geste d’offrande qu’il accomplirait sur la croix.
 

Dans un autre de ses sermons dorés, Jacques de Voragine compare le corps des hommes à un sac, vidé de sa puanteur pour être empli du parfum de la miséricorde de Dieu. On retrouve tout l’imaginaire archaïque, celui des Égyptiens qui vidaient les cadavres de leur sang pour les remplir d’onguent, celui de Médée qui remplaça le sang d’Eson par une transfusion de parfum.

L’homme était captif, blessé, puant. C’est pourquoi le Christ voulut être blessé, afin que le sac soit éventré, et que le trésor en sorte, par lequel le captif est racheté [...]. Dieu envoya sur terre un sac plein de sa miséricorde. Ce sac, dis-je, il le fit mettre en pièce dans la Passion, afin qu’il se vide, parce qu'en lui se trouvait notre rançon. Deuxièmement, le Christ était plein d’onguent, autant qu’un vase d’albâtre, et pour cela il voulut qu’il soit brisé par de nombreuses blessures : afin que l'onguent précieux en sorte, par lequel le blessé est guéri. [...] Troisièmement, le corps du Christ fut rempli de baume, comme un magasin, et il voulut que cette réserve soit ouverte pour que le baume s'en écoule, par lequel celui qui pue est guéri. Cette resserre fut en effet ouverte quand le soldat ouvrit son flanc de sa lance.

La tradition populaire chrétienne a volontiers montré le côté crucifié du Christ, d’où coule non plus du sang, mais un baume qui soigne les âmes meurtries par le péché. On pourrait flirter avec des images qui seraient vite gnostiques, à vouloir insister sur le contraste entre la puanteur de la créature et le parfum du Créateur. Néanmoins, le sac de parfum qu’est le Christ est blessé, ouvert, pour tous. Oui, désormais, nous avons tous en partage la bonne odeur du Messie qu’est le Christ, puisque cette bonne odeur c’est le don qu’il fait de lui-même, don qui nous permet à notre tour de nous offrir à d’autres.

De toutes ces images populaires naît une conviction. Non seulement le Christ embaume, mais tout ce qu’il touche embaume à son tour, comme autrefois le grand-prêtre oint par l’huile sainte rendait saint tout ce qu’il touchait. Le chemin de ces parfums déploie une forme de « contagion » de la sainteté. Le Saint rend les autres saints. Celui qui tente de vivre cette sainteté au cœur de l’ordinaire et de la banalité des jours entraîne à sa suite ses proches. Et qu’est-ce que la sainteté, sinon appartenir à Dieu. Nous pouvons nous encourager mutuellement dans cette confiance-là.
 
La victoire a eu lieu. Et la création crie dans l’attente de l’accomplissement définitif de cette victoire. Elle attend la fin finale de cette corruption, qu’il faut entendre au sens strict de « décomposition », qui dé-fait, dé-compose la création composée par le Créateur. « La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, – non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise – c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption (phthora) pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. » (Romains 8,19-21).

La résurrection de la chair, c’est cela : la fin de la putréfaction. Le Christ a pris sur lui non seulement la faute de l’homme en étant confondu avec les pécheurs, mais aussi la malédiction du malheur de l’innocent. Il a porté la malédiction de la pourriture jusqu’à visiter les enfers pour les ouvrir et rendre à ceux qui l’attendaient le parfum de l’immortalité. Ce qui est en nous le plus précieux, notre identité unique, le sens secret et profond d’une existence, notre « parfum » est promis à la vie éternelle. Nul ne peut mettre la main dessus, ni le travestir, ni le trahir, ni le violer, ni le falsifier. « Ainsi en va-t-il de la résurrection des morts : on est semé dans la corruption (phthora), on ressuscite dans l’incorruptibilité (aphtharsia) ; on est semé dans l’ignominie, on ressuscite dans la gloire ; on est semé dans la faiblesse, on ressuscite dans la force » (1 Co 15,41-42). L’incorruptibilité n’est pas pour demain. Elle nous a été donnée dès aujourd’hui dans la résurrection du Christ, mais encore faut-il en vivre !

III. La subversion du malheur : l’huile sainte et l’encens

1. L'huile sainte

Au livre de l’Exode, on apprend que les deux « lieux » parfumés, sont l’huile sainte et l’encens. L’huile sainte en quelque sorte matérialise le parfum qu’est Dieu pour l’incarner dans l’huile qui va pénétrer le corps : elle signifie, dans une sorte de mouvement descendant, que l’Esprit de Dieu est un principe d’incarnation. L’huile va progressivement remplacer le sang des sacrifices. Tandis que l’encens va progressivement remplacer l’odeur des sacrifices pour signifier la prière vers Dieu, dans un mouvement ascendant.

L’onction d’huile sainte est souvent comparée dans la Bible à un vêtement. Elle est peut- être la cuirasse dont nous avons besoin dans le combat spirituel. L’huile sainte et parfumée servira à la consécration de l’arche, de tous les objets et du grand prêtre. Il existe une sorte de
« contagion » de cette sainteté. « Tout ce qui touchera [un objet consacré par l’huile sainte] sera saint » (Ex 30). Qu’est-ce que la sainteté, d’ailleurs ? Appartenir à Dieu !

Qui veut s’arrêter à ce que c’est qu’une huile découvre les multiples vertus du fruit de l’olivier lorsqu’il passe au pressoir. L’huile chauffe les muscles des sportifs, elle cautérise les plaies, adoucie les brûlures et sert de support au parfum. A l’époque biblique, l’huile brûle et éclaire en se consumant. Elle est la matière de la lumière, lorsqu’elle se donne au feu. Sous forme d’onguent, elle pénètre le corps et y demeure. Elle est un baume, un soin qui rend fort. Elle adoucit, elle se mixe à la peau, elle fait durer la bonne odeur. Elle est l’incarnation du parfum. Le support de sa diffusion. Elle protège contre les brûlures du soleil, elle parfume le corps des femmes. L’huile accueille le petit de l’homme dès après sa naissance et l’accompagne dans sa dernière demeure par les aromates que l’on prépare pour lutter contre la putréfaction de la mort.
 
Les Anciens nous rappellent que l’onction pouvait aussi avoir une portée juridique. Au moment d’une transaction, acheteur et vendeur s’oignaient d’huile pour montrer qu’ils étaientlibérés de leurs obligations respectives ; à Ugarit, l’onction est un rite d’affranchissement des esclaves ; en Assyrie, c’est un rite de fiançailles, marquant que la jeune fille est libérée de la tutelle paternelle, au moment où la dot est versée par le prétendant. Libération, alimentation, lumière, soins, parfum, voilà tout ce que l’huile donne à l’homme.

Parce que l’huile pénètre profondément dans la chair, les chrétiens ont choisi de reprendre l’huile, et de la parfumer pour confection le saint chrême, et signifier par là que celui qui a une fois dans sa vie reçu l’Esprit Saint, l’Esprit du Christ ressuscité, est définitivement porteur de ce parfum. Nul ne peut le lui reprendre. Comme l’huile sainte, l’Esprit réchauffe, cautérise, illumine, parfume, libère nos vies, si nous le laissons faire.
 

Au chapitre 30, 22s de l’Exode, sont détaillés les aromates nécessaires à la confection de l’huile sainte et de l’encens.

Le Seigneur parla à Moïse et lui dit : « Pour toi, prends des parfums de choix : cinq cents sicles [4,7 kg] de myrrhe vierge, la moitié de cinnamome odoriférant : deux cent cinquante sicles [2,4 kg], et de roseau odoriférant : deux cent cinquante sicles.
Cinq cents sicles de casse - selon le sicle du sanctuaire - et un setier d’huile d’olive.
Tu en feras une huile d’onction sainte, un mélange odoriférant comme en compose le parfumeur : ce sera une huile d’onction sainte ». (Exode 30, 22s).

Paul Faure remarque que « les quatre composants de cet onguent sacré semblent provenir des quatre points cardinaux »11. Il faut réunir des ingrédients de différentes origines, de différents pays pour que l’huile embaume !

L’univers est là entier présent dans la confection de l’huile dont on fait les messies. Ce serait l’odeur du dernier ingrédient ajouté, la casse, qui dominerait le parfum de l’huile sainte. Rachi donne un très joli détail sur la quantité d’ingrédients nécessaire à la confection de l’huile sainte. Il note que le parfum se conjugue avec l’excès.
 

La moitié de ce qu’on en apportera sera de deux cent cinquante, soit un total de cinq cents, autant que de myrrhe. Dans ce cas, pourquoi parler ici de : « moitié » ? Il s’agit d’une loi correspondant à la volonté pure du texte, qui veut qu’on l’apporte en deux moitiés, et ce de manière à en avoir davantage en deux pesées, car on ne pèse pas chaque fois exactement, mais toujours un peu plus, comme enseigné au traité Kerithoth (5a)

Merveilleux commentaire qui suggère qu’avec Dieu, toujours il y a du surplus, du « combien plus ». De nouveau s’annonce le surcroit du don. L’essence même du parfum est cet excès : il y en a plus qu’il n’en faut. Donner, c’est toujours donner plus. Et lorsque Dieu donne, ce « combien plus » n’est jamais en trop. La sainteté conférée par l’onction est d’abord une sainteté donnée en excès. Il y en a beaucoup, il y en a pour tous, il y en a pour la multitude.

2. L'encens et la prière

Le Seigneur dit à Moïse : « Prends des aromates : storax, ambre odorant, galbanum, et pur encens, chacun en quantité égale et tu en feras un parfum à brûler comme en opère le parfumeur, salé, pur, saint. Tu en broieras finement une partie et tu en mettras devant le Témoignage, dans la Tente du Rendez-vous, là où je te donnerai rendez-vous. Il sera pour vous éminemment saint.

Le parfum que tu fais là, vous n’en ferez pas pour vous-mêmes de même composition. Il sera saint pour toi, réservé à Yahvé. Quiconque fera le même pour en humer l’odeur, sera retranché de son peuple ». (Exode 30,34-37)
 
Comme pour l’huile sainte, quatre ingrédients entrent dans sa confection. Le storax serait une résine rousse issue de l’aliboufier, aux propriétés médicinales connues des Anciens. Certains y voient ce qui se trouve au centre de la goutte de myrrhe séchée, le stacté, une sorte de liqueur qui devient de la poudre en séchant. Les Grecs anciens le décrivait comme une substance d’une odeur exquise. Les Pères de l’Église ont vu dans le stacté ce qui est secret et mystérieux, caché au cœur de la myrrhe, la douceur qui demeure malgré la souffrance que Dieu seul connaît, cette force qui permet le cri et est présente au cœur de la prière des hommes.

L’ambre aromatique dont le nom hébreu est shehélèt est plus énigmatique. Paul Faure, à partir du nom de la plante, établit qu’il s’agit d’une plante épineuse qui fournit une gomme à onglet, étrangère (car ce nom a des consonances assyriennes), sacrée puisque dédiée à l’encens du temple. On trouve un tel arbre balsamique dans la vigne d’Engaddi, à l’ouest de la mer morte. Son suc serait vert. Or, la Bien Aimée du cantique compare son fiancé à une grappe de baumier dans les vignes d’Engaddi (Cantique 1, 13) !

L’encens pur, dont le nom rime avec la blancheur, provient des larmes blanches de l’oliban. C’est une résine aromatique. L’encens « blanc », la meilleure résine, est récoltée à l’automne, à la suite d’incisions pratiquées en été, alors que l’encens roux, de moins bonne qualité, est recueilli au printemps, après des incisions hivernales. Il faut en effet une quarantaine de jours entre les incisions et le recueil de la résine. C’est un encens que l’on salait, non pour le conserver, mais pour rendre sa flamme plus claire encore. Comme le sel a pour fonction d’assainir les eaux (Cf. 2 Rois 2, 20-21), c’est aussi une manière de décrire une prière sans scories.

Le galbanum provient d’une famille de plante apparentée au fenouil ou à la coriandre. Il est jaune. La plante contient un corps gras, une oléorésine à l’odeur anisée, voire balsamique et désagréable. Parfois orangé, parfois vert, on le recueille par incision. Son odeur se modifie et devient agréable lorsqu’il est mélangé à d’autres aromates. Dans l’Antiquité, les fumigations de galbanum servaient à éloigner les serpents et les insectes. On a donné à cette odeur très forte le pouvoir de provoquer l’effroi des forces de mort. D’où peut-être, cette hymne de saint Ephrem : « Le parfum de sa vie se répand au Shéol qui le rend, le rejette, indisposé par lui ». On retrouve le galbanum dans la caractérisation de la Sagesse divine en Siracide 24,15. Rachi commente l’apport du galbanum : « C’est une essence qui dégage une mauvaise odeur et que l’on appelle galbana. Le texte l’a inclus dans la composition de l’encens afin de nous apprendre à ne pas tenir pour indigne de nous, dans nos réunions de jeûnes et de prières, la présence de pécheurs d’Israël, lesquels doivent au contraire être comptés comme étant des nôtres ».
 
Cette interprétation est géniale. Elle nous invite à croire que la prière du juste doit porter l’indignité des indignes et spécialement l’opprobre de ceux qui ne veulent pas reconnaître leurs torts, jusqu’à s’assimiler à la prière du pécheur. Elle nous invite à croire que la prière des unes doit porter, et mieux encore, va porter la prière des autres.

Voilà la source du parfum. La prière des hommes devient un encens pour Dieu quand elle porte aussi bien la supplication du juste que celle de l’injuste. Et comme nous sommes tous traversés parle juste et l’injuste, c’est bien le tout de notre vie que nous pouvons déposer devant Dieu. Peut-être que nos actions vaines, mêlées à ce qui au contraire à du poids, donne ce parfum de bonne odeur qui monte vers le Seigneur, dès lorsque que tout lui est offert, le laissant juge de ce qui est pour sa plus grande gloire. C’est ce que font les Juifs lors du Shabbat, lorsque dans la grande prière d’intercession ils demandent pardon à Dieu pour toutes les fautes possibles, y compris celles qu’ils n’ont pas commises. Eh bien, nous dit Rachi, accepter le pécheur au milieu de nous, (accepter aussi le pécheur que je suis sans craindre de le présenter à Dieu), c’est cela qui va donner à l’encens cette odeur si délicate alors que le galbanum seul est repoussant.
 

Dans les célébrations solennelles dans lesquelles on utilise de l’encens, le thuriféraire entre le premier. Et l’encens s’échappe en avant de lui. L’encens nous précède. Et quand l’église se vide, s’il y a de la lumière, on peut voir encore les danses de l’encens qui demeurent après le départ des croyants. Il demeure en notre absence. Il monte en volutes par des chemins imprévisibles. Il a besoin d’être alimenté. Le mot exact est « imposer l’encens ». Il se dilate à partir de grains d’encens qui sont infiniment petits. Lorsqu’on y met le feu, le contraste est saisissant entre cette petitesse et les volumes emplis par la dilation de l’encens qui brûle. L’encens touche à tous les sens. L’odorat, bien sûr, mais aussi la vue, puisqu’il trouble ce qui se voit. Ce trouble a même quelque rapport avec le toucher : l’encens opacifie, densifie l’air, « matérialise » la lumière, lui donne du poids, ou de la gloire, qui permet de voir ce qui ne se voit pas. Enfin, il a rapport aussi avec le goût, car pour être le plus blanc possible, l’encens est salé, comme s’il nous gardait de la corruption. Pour le pèlerin fatigué et heureux d’être là, la danse du botafumeiro de saint Jacques de Compostelle, mis en mouvement par une dizaine d’hommes, est une véritable merveille. La cathédrale semble danser autour de l’encensoir, et tous les sens sont sollicités. L’encens se fait musique, chorégraphie, et l’on comprend que Fra Angelico ait voulu représenter le paradis sous la forme d’une « ronde des élus ».

Voilà l’encens. Celui de l’autel des parfums et le nôtre. Il a toujours été associé à la supplication et à l’adoration. « Seigneur, je t’appelle, accours vers moi, écoute ma voix qui t’appelle ; que monte ma prière, en encens devant ta face, les mains que j’élève, en offrande du soir ! » (Ps 141,1-2). Voilà notre prière. Elle est déjà là quand nous arrivons, elle demeure quand nous sommes partis, elle a besoin d’être nourrie, elle se dilate à partir de presque rien, elle est faite de tous nos sens et ses chemins nous sont totalement inconnus, imprévus. Comme l’encens. L’encens nous enseigne que la prière du juste s’ignore elle-même, tel ce fameux « nuage d’inconnaissance » qui ne sépare pas mais relie : « connaître » Dieu, ce n’est pas savoir mais aimer, c’est donc toujours « inconnaître ». Connaître l’autre, ce n’est pas non plus savoir mais aimer.

La page parfumée que nous ouvrons ensemble est une page d’inconnaissance, et c’est bien ainsi, car les possibles sont ouverts. Il s’agit de devenir les unes pour les autres et ensemble pour ceux qui nous entourent « la bonne odeur du Christ » : « Rendons grâce à Dieu qui nous entraîne sans cesse en son cortège triomphal dans le Christ, et qui répand par nous en tout lieu le parfum de sa connaissance. Car nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ » (2 Co 2, 14-15).

Anne L. op

Annexes

Marie Noël – Connais-moi

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi ! Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence : Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux, Tu te verras en leur fidèle transparence...

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant ! Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux, Un jour, et lentement à travers les roseaux S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

-Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant !
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le cœur chaud et battant. –

Forte comme en plein jour une armée en bataille Qui lutte, saigne, râle et demeure debout ;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout, Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...

Faible comme un enfant parti pour l'inconnu Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...

Ardente comme un vol d'alouette qui vibre Dans le creux de la terre et qui monte au réveil, Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil, Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre !...

Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive Que nul n'osera mettre un collier à son cou, Que nul ne fermera sur elle son verrou, Que nul hormis la mort ne la fera captive...

Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne, D'avoir un pauvre cœur qui mendie et qui craigne Et de suivre partout son maître comme un chien...

Connais-moi ! Connais-moi ! Ce que j'ai dit, le suis-je ? Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai ! - L'air que j'ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis- je ?...

Quand ma mère vanterait A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute Sans vergogne, sans arrêt ;
Quand mon vieux curé qui baisse Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse... Tu ne me connaîtras pas.

Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire, Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais, Quand tu suivrais à mesure Tous mes gestes, tous mes pas, Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas !

Et quand passera mon âme Devant ton âme un moment Éclairée à la grand-flamme Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même Ce qu'en ce monde je fus...

................................................................................
Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m’aimes !
Maríe Noël
1908, Les Chansons et les Heures
 

Jean de la Croix, Cantique spirituel B

Esposa                                                           Épouse

14. Mi Amado, las montañas,                        Mon Aimé, ce sont les montagnes
los valles solitarios nemorosos,                     les vallons boisés, solitaires
las ínsulas extrañas,                                       Toutes les îles étrangères
los ríos sonorosos,                                         Et les fleuves retentissants,
el silbo de los aires amorosos,                       c’est le doux murmure des brises caressantes

15. La noche sosegada                                   Il est pour moi la nuit tranquille
en par de los levantes del aurora,                  Semblable au lever de l’aurore
la música callada,                                          La musique silencieuse
la soledad sonora,                                          et la solitude sonore
la cena que recrea y enamora.                       Le dîner qui recrée, en enflammant l’amour

16. Cazadnos las raposas,                              Donnez la chasse à ces renards
que está ya florecida nuestra viña,                car voici notre vigne en fleurs,
en tanto que de rosas                                     de nos roses, en attendant
hacemos una piña,                                         Faisons une ponme de pin
y no parezca nadie en la montiña.                 Que sur la montagne, personne ne paraisse.

17. Detente, cierzo muerto;                           Arrière, Aquilon de mort
ven, austro, que recuerdas los amores,          Viens, Autan, l’éveil des amours
aspira por mi huerto,                                     Souffle au travers de mon jardin
y corran sus olores                                         Et ses parfums auront leur cours;
y pacerá el Amado entre las flores.               L’Aimé parmi les fleurs va prendre son festin.

18. ¡Oh ninfas de Judea!,                               O vous, les nymphes de Judée !
en tanto que en las flores y rosales                Quand dans les rosiers en fleurs,
el ámbar perfumea,                                        L’ambre déverse ses senteurs
morá en los arrabales,                                    Ne dépassez pas les faubourgs
y no queráis tocar nuestros umbrales.           De toucher notre seuil n’ayez pas la pensée

19. Escóndete, Carillo,                                  Tiens toi bien caché doux Ami
y mira con tu haz a las montañas,                 Présente ta fase aux montagnes
y no quieras decillo;                                      Et ne dis mot, je t’en supplie
mas mira las compañas                                  Regarde plutôt le cortège
de la que va por ínsulas extrañas.                  De celle qui voyage aux îles étrangères

Commentaire du § 17

Souffle au travers de mon jardin

5. Il est à remarquer que l’épouse ne dit pas : « Viens, souffle dans mon jardin », mais « au travers de mon jardin », parce qu’il y a une très grande différence entre le souffle de Dieu dans l’âme et le souffle de Dieu au travers de l’âme. Pour Dieu, souffler dans l’âme, c’est verser en elle sa grâce, ses dons et les vertus infuses. Souffler au travers de l’âme, c’est opérer par son contact comme une motion dans les vertus et les perfections dont il l’a dotée. Cette motion produit en elles un renouvellement et un mouvement, qui leur font exhaler une merveilleuse odeur, et l’âme la respire avec délices. Lorsqu’on remue les essences aromatiques, elles répandent, elles répandent sous cette motion d’abondants parfums, qu’elles n’exhalaient pas auparavant de même, ni au même degré. Ainsi l’âme n’a pas toujours le sentiment et l’actuelle jouissance des vertus, soit acquises, soit infuses, dont elle est en possession. Dans cette vie – nous le dirons plus loin – les vertus sont dans l’âme comme des fleurs fermées et à l’état de boutons, ou encore comme des essences aromatiques soigneusement renfermées : on n’en sent l’odeur que si on les découvre et si on les agite.

6. Mais il arrive parfois que Dieu, par une faveur toute spéciale, dont il gratifie l’âme épouse, fait passer à travers le parterre fleuri de celle-là le souffle de son divin Esprit, qui épanouit tous les boutons des vertus et découvre les essences aromatiques, c’est-à-dire les dons, les perfections, en un mot les trésors de cette âme, mettant à nu les richesses de son fonds et l’excellence de sa beauté. C’est alors chose merveilleuse de voir les trésors dont elle a été gratifiée, d’admirer ces ravissantes fleurs des vertus en plein épanouissement. Ajoutez à cela l’inestimable odeur qui s’exhale de chacune, selon son espèce.

C’est là ce que l’âme appelle le cours des parfums de son parterre, quand elle dit au vers suivant :

Et ses parfums auront leur cours

7. Ces parfums se répandent quelquefois avec tant d’abondance que l’âme se sent comme revêtue de délices et baignée dans la gloire. Et non seulement elle en a l’impression, mais ceux qui ont des yeux pour voir s’en aperçoivent fort bien, tant cette gloire rejaillit au dehors. Cette âme leur fait l’effet d’un jardin ravissant, rempli des délices et des richesses de Dieu. Au reste, ce n’est pas seulement au temps de l’épanouissement des fleurs que les âmes saintes imposent l’admiration. Dans l’ordinaire de la vie, il y a en elles je ne sais quelle grandeur, quelle dignité, qui commande une respectueuse réserve. C’est un effet surnaturel dû à leur intime et familière communication avec Dieu.

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